Nos soirées de fin de semaine nous réunissaient au bord du lagon, autour d’une
table simple mais épicurienne. Rires et bonne humeur fusaient.
L’alcool coulait à flots, mais tous nous attendions le signal des volutes de
la musique s’élevant vers le ciel et indiquant l’ouverture de la discothèque.

Moments magiques où toutes et tous se levaient d’un bond et partaient portés
par ces rythmes endiablés…

En ce temps-là, pour nous rendre au village, nous devions traverser les rizières situées
au pied de la butte qui le délimitait. La discothèque était en haut, et plus nous nous en
approchions plus la frénésie nous gagnait. Après avoir traversé quelques ponts branlants
en planches sommaires ou en rondins de coco mal jointés qui mettaient ainsi à l’épreuve
notre équilibre déjà incertain, nous arrivions au début des rizières.

Jusque-là, nos chemins étaient couverts par les arbres et la végétation luxuriante,
mais à notre arrivée aux rizières, la vision de ces étendues de petits rectangles verts
nous faisait frissonner de plaisir.

Sous un ciel étoilé, lumineux et clair, telle une procession se dirigeant vers une fête païenne,
nous nous mettions en tenue adéquate pour affronter ce passage « de la mer morte » :
jambes et pieds nus, les dents serrant le bas des jupes ou des chemises, une main pour
porter les chaussures, l’autre pour porter la lampe.
Celle-ci était réalisée dans une bouteille en plastique dont on avait coupé le haut et placé
à l’intérieur une bougie, un cordage en raphia lui servait de poignée.
Cette procession était ainsi celle d’une énorme chenille lumineuse serpentant au milieu
des rizières pendant que les nombreuses petites anguilles, habitantes des fonds
aquatiques, nous chatouillaient les pieds.

Après avoir franchi une petite butte rocheuse, nous arrivions enfin au village dont nous
n’étions plus séparés que par une étroite rivière au courant limpide qui traditionnellement
nous servait de pédiluve, et ce toujours ponctué de rires et de bons mots.
Après nous être sommairement lavés, nous remettions vêtements et
chaussures afin d’arriver avec dignité aux portes de la discothèque.

La musique malgache cédait le pas à la musique africaine, puis sud-américaine et
pour finir à de la techno, ce qui généralement sonnait vers 5 h du matin notre épart,
laissant ainsi la place aux prouesses gymniques et extatiques de la jeunesse de l’ile.

Mais le point d’orgue était le retour : hasardeux, ténébreux, bref totalement « fumé »
par un mélange de bière tiède et de rhum « qui fait mal à la tête » ; ce brouillard caustique
nous soudait les uns aux autres, nous tenant par les tee-shirts tout en éructant et trébuchant.
La chenille cette fois était monstrueuse. Nombre de compagnons de beuverie tombaient
dans la rizière et se relevaient couverts de boue parfois avec un pied de riz sur la tête.
Sous les rires de notre joyeuse troupe, bon nombre ont ainsi appris à nager dans les
rizières ou à dormir écroulés sur le chemin.

Pour dernière épreuve, il y avait la traversée du pont de la grande rivière qui a cette
époque était fait de deux troncs de cocotiers couplés mais non solidaires

L’eau était hérissée de pointes acérées de vieux palétuviers, promesse d’empalements
fatals ou douloureux en cas de chutes ; de jour et lucide, cela déjà nous faisait frémir…
alors imaginez de nuit et complètement « fumé », porté ou trainé par deux copains
dans un état guère meilleur !

A l’entrée du pont il apparut évident qu’il était impossible de traverser de front à trois.

Mon fidèle Doudou se chargea donc seul de me faire passer sous les quolibets
de « tombera ? ne tombera pas ? »

Arrivé sain et sauf sur la berge, il fit le signe de croix et dit : « Merci mon dieu ! »

Le pont jusqu’à ce jour a gardé ce nom…

Le Baron 2020/2021